En avril 2024, un nouvel exercice militaire conduit, entre autres, par les États-Unis a eu lieu en Indopacifique. 16 000 hommes philippins et américains y ont participé. Cet exercice nommé “Balikatan”, (épaule contre épaule en tagalog, la langue des Philippines) n’est qu’un des derniers exemples en date des nombreux exercices militaires conjoints entre les États-Unis et leurs alliés qui ont lieu depuis une dizaine d’années. De manière assez évidente, l’ensemble de ces exercices s’explique principalement par le changement de posture de la Chine, principale puissance de la région. Celle-ci ne dissimule plus ses ambitions, non seulement régionales mais mondiales, pour devenir une puissance, notamment militaire, de premier rang. En réalité, les exercices précédemment mentionnés traduisent également un changement de posture des États-Unis. Depuis la fin de la Guerre froide, ces derniers ont profondément repensé leur stratégie en Indopacifique pour mieux répondre aux enjeux de la région. Cette stratégie démontre une certaine volonté de retrait de la puissance américaine dans la région tout en développant en parallèle la coopération entre les alliés des États-Unis. Pour appréhender au mieux ces changements, un détour par la stratégie américaine en Indopacifique durant la Guerre froide s’impose.
La stratégie américaine en Indo-pacifique durant la Guerre froide :
Avec le commencement de la logique de blocs, les États-Unis entament une politique d’endiguement (containment) face à la menace communiste. Cette politique d’endiguement prend notamment lieu en Asie de l’est et du sud-est. Elle est fondée sur l’idée selon laquelle si une nation viendrait à tomber aux mains des communistes alors les autres suivraient : c’est la théorie des dominos. Ces idées illustrent bien l’opposition idéologique qui caractérise la Guerre froide, les Américains voyant le communisme comme une véritable maladie. Néanmoins, la Guerre froide n’est pas qu’un conflit idéologique, elle est également géostratégique. Ainsi, les États-Unis veulent user de leur immense influence et prestige à la suite de la Seconde Guerre mondiale pour lutter activement contre le communisme. C’est à la lumière de ces différents éléments qu’il faut voir la stratégie américaine du système de San Fransisco ou “hub-and-spokes” représentée sur la carte ci-dessus. Quelles sont les caractéristiques de cette stratégie?
Elle repose tout d’abord sur de multiples traités de défense mutuelle bilatéraux. Seuls deux traités multilatéraux sont conclus dans la région : l’ANZUS (Australie - Nouvelle-Zélande - États-Unis) en 1951 et l’OTASE (Organisation du Traité d’Asie du Sud-Est) en 1954 qui assure notamment la protection de la Thaïlande et des Philippines. Ces traités sont facilités par le prestige des États–Unis mais également leur industrie de défense, large composante de l’économie américaine dans l’après-guerre. Ainsi, c’est bel et bien pour des raisons idéologiques (lutter contre le communisme) et pragmatiques (éviter une crise de reconversion économique) que les États-Unis s’investissent d’une telle manière en Indopacifique.
La superpuissance qu’étaient les États-Unis peut directement intervenir dans les conflits de la région. C’est le cas en Corée du Sud en 1950 dans le cadre de la délimitation des deux blocs où les États-Unis, ainsi que d’autres États, interviennent sous mandat onusien. C’est aussi le cas au Vietnam à la suite de la guerre d’Indochine (ou première guerre du Vietnam) au milieu des années 1950’.
Pour ce qui est des États alliés aux Américains, cette stratégie se traduit par une écrasante dépendance à leur égard. Les industries de défense de ces pays sont soumises aux volontés américaines. Par exemple, les “missiles guidelines” définissent des bornes qui limitent la portée et la charge utile maximales que peuvent développer les missiles sud-coréens. Cette dépendance s'accompagne d’une politique de spécialisation de leurs industries. Le Japon par exemple se spécialise dans la lutte anti-sous-marine et ne peut développer des capacités offensives.
Toutefois, cette stratégie n’est pas exempte de faiblesses. Les États alliés des États-Unis sont isolés les uns des autres, ce qui soumet leur protection aux volontés américaines. Dans les années 1970, Taïwan paie par exemple les frais du changement de politique des États-Unis à l’égard de la Chine (sans pour autant être abandonné par ces derniers). Cette politique ne devient définitivement plus viable à la suite des changements qui ont lieu dans la région après la Guerre froide.
La stratégie américaine face à la montée en puissance chinoise :
Après la Guerre froide, la logique de containment affiliée à la stratégie américaine dans l’Indo-pacifique devient désuète. À côté de cela, la Chine affirme de plus en plus concrètement sa volonté de devenir une superpuissance régionale, voire mondiale. Ces différents éléments cumulés aux défauts de la stratégie américaine pendant la Guerre froide rendent progressivement un changement de stratégie nécessaire.
Le principal objectif de cette nouvelle stratégie est de renforcer les synergies et les opérations interalliées. Pour cela, les États-Unis ne sont non plus le noyau d’une étoile mais le nœud principal d’un réseau (“networked security architecture”). À l’inverse du précédent système, les pays alliés ne sont plus isolés les uns des autres mais encouragés à travailler ensemble, à développer des synergies. On peut citer le nouveau triangle Corée du Sud - États-Unis - Japon comme illustrant cette dynamique. Les différents exercices militaires conjoints s’y inscrivent également.
Cette nouvelle architecture stratégique dans la région va de pair avec le développement des industries de défense des pays alliés aux États-Unis. Ces industries ne sont plus limitées ou spécialisées mais encouragées à se développer. On peut par exemple mentionner la fin des “missiles guidelines” sud-coréennes en mai 2021. Il faut néanmoins noter que ces États se réarment également de leur propre volonté, en dehors de toute influence des États-Unis. À la dépendance et la spécialisation ont succédé la quête d’autonomie et de polyvalence dans un environnement encourageant à l’interopérabilité.
On peut se demander si ce changement de posture stratégique ne traduit pas aussi une certaine volonté de retrait de la part des États-Unis, dans une perspective d’un potentiel déclin par rapport à l’hyperpuissance qu’ils étaient au cours des années 1990. En observant la stratégie américaine à une échelle plus globale, il devient difficile d’envisager cette hypothèse. Cette stratégie s’intitule “integrated deterrence” et a été définie à l’automne 2022 par l’administration Biden. Une étude rapprochée de celle-ci permet de comprendre qu’en réalité, le renforcement de la coopération interalliée en Indopacifique s’insère dans une dynamique plus large d’intégration et de coordination au sein de la défense américaine. Cette dynamique s’inscrit non seulement dans l’interopérabilité des alliés des États-Unis mais également dans la coordination entre les différentes régions d'opérations, entre les différents domaines militaires et d’autres encore. De ce point de vue, l’élection américaine de novembre prochain s’avérera décisive. Mike Pompeo, secrétaire d’État sous la présidence Trump, était particulièrement favorable à un rapprochement avec la Chine, contrairement à l’administration Biden qui la considère actuellement comme un “défi structurant”.