Le Sahel est une vaste bande semi-aride, s'étalant sur 3 millions de km2 et 14 pays, séparant le continent africain en deux, avec le désert du Sahara au nord et les forêts tropicales au sud. Le centre de ce territoire est devenu une zone d’instabilité où des groupes rebelles et djihadistes mettent à mal des États faibles.
La déstabilisation de la Libye provoquée en 2011 par l’intervention occidentale et la mort du Colonel Kadhafi a conduit les mercenaires Touaregs, nombreux dans les forces libyennes, à retourner dans leurs pays d’origine, avec armes et expérience, entraînant un renouveau de la
lutte indépendantiste. Dans le même temps, les gigantesques arsenaux du dictateur alimentaient généreusement les groupes terroristes de la région déjà très actifs, via le marché noir.
Face à ces événements, les faibles armées des pays de la région connurent de grandes difficultés, notamment au Mali où une alliance des indépendantistes Touaregs et de groupes djihadistes se lança dans une chevauchée ayant pour objectif la capitale, Bamako. Seule l’intervention des forces françaises de l'opération Serval empêcha la chute du pays, mais ce faisant, engendra pour la France une décennie de guerre au Sahel face à des groupes terroristes aussi multiformes qu’insaisissables.
Cette guerre se termina par le retrait des forces françaises de 3 des 5 pays du théâtre des opérations, après que, délégitimés par le statu quo et les opérations de désinformation orchestrées par la milice russe Wagner, les gouvernements furent renversés par des militaires. Cependant, un pays de la région semble se sortir particulièrement bien de la situation alors que, quelques années, plus tôt, il semblait être le plus fragile.
Il s'agit de la Mauritanie, pays maintenant politiquement stable et à la situation interne calme, les affrontements se concentrant uniquement à la frontière malienne, là où, avant, ils couvraient une part importante du pays. Ce succès est en grande partie dû à une réussite sécuritaire, les forces armées mauritaniennes se distinguant par leurs qualités vis-à-vis de celles des autres pays de la région auprès des officiers français ayant combattu à leurs côtés.
Se pose alors la question de la réussite du modèle sécuritaire mauritanien. Comment ce pays, longtemps vu comme le ventre mou de la région a réussi à bâtir un outil sécuritaire capable de faire face aux crises frappant le Sahel ? La question mérite d’être posée, car l’armée mauritanienne revient de loin.
La renaissance de l’armée des sables
À la fin des années 2000, souffrant d’un sous-investissement chronique couplé à une méfiance viscérale du pouvoir en place, les forces mauritaniennes se trouvaient dans un état très préoccupant. La majorité des unités n’avaient pas les munitions nécessaires pour apprendre les bases du tir aux recrues. Cependant, en l’espace d’une décennie seulement, l’armée mauritanienne est devenue une force efficace, capable de protéger son territoire, ses populations et de poursuivre les terroristes jusque dans leurs sanctuaires. Les raisons de cet essor sont nombreuses, mais tiennent majoritairement à une volonté politique à toute épreuve ayant donné lieu à une vague de réforme conduisant à une adaptation structurelle et doctrinale des forces armées faisant fi des investissements en matériel de haute technologie.
Cette renaissance de l’armée commence en 2008 par la prise de conscience de l’état pitoyable des troupes lorsque 12 soldats sont enlevés et exécutés par des terroristes. La situation désastreuse de l’armée est ainsi étalé au grand jour et le nouveau chef du gouvernement, Mohamed Ould Abded Aziz, ancien commandant de la garde républicaine arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État et en recherche de légitimité, va s’emparer du dossier.
Il va profiter de la manne offerte par les hauts cours des matières premières pour augmenter le budget de la défense passant de 114 millions à 159 millions de dollars, effort considérable de 15 % du PIB pour un pays aussi pauvre. Mais contrairement à la majorité des pays de la région, l’augmentation financière ne va pas servir à l’achat de matériel de prestige onéreux et qui, du fait d’un coût de maintien en condition opérationnelle élevé et des difficultés d’entretien, n’est que peu utilisé, mais à des réformes structurelles et à l’achat de matériel rustique et adapté au terrain et à la nouvelle doctrine de combat. Sachant pertinemment qu’elle ne fera jamais le poids face à ses voisins marocains et algériens, la Mauritanie va en
partie abandonner la guerre de haute intensité pour se concentrer sur la contre-guérilla. La marine et l’armée de l’air en sont les exemples les plus criants.
Une armée de l’air et une marine limitée mais pragmatiques
Sachant pertinemment que leur pays n’a pas les moyens financiers de bâtir une aviation capable de tenir tête à ses puissants voisins du Nord, les dirigeants mauritaniens vont concentrer les missions de leur force sur la contre-insurrection. Leur choix d’équipement va donc se tourner vers plusieurs modèles d’avion à hélice comme l’Embraer 314 Super Tucano ou des SF 260. Si ces derniers sont totalement impropres au combat de haute intensité, leur prix d’achat et d’utilisation, ainsi que leur facilité d’entretien et leur rusticité permettant leur déploiement sur des bases sommaires, en font un choix très intéressant dans des combats de basse intensité. Ils font d’excellentes vigies du ciel, capables de repérer et suivre les déplacements suspects dans le désert. De plus ils sont dotés de capacité de combat limitée, sous la forme d’emport de bombes légères, mais restantes largement suffisantes pour traiter les pick-ups des djihadistes. Au côté de l’aviation de combat, opère une flotte relativement étendue d’avions de transport léger permettant d’offrir une certaine mobilité stratégique aux forces terrestres et de faciliter le ravitaillement, deux aspects vitaux pour sécuriser un immense pays de plus d’un million de km2. Récemment, le drone MALE Harbin BZK-005E est venu s’ajouter à l’arsenal du pays, offrant une capacité complémentaire et efficace aux chasseurs légers à hélices, dans les domaines de la surveillance et de la chasse.
Pour la marine, la priorité a été portée sur la sécurisation des 754 kilomètres de côtes et de sa zone économique exclusive forte de 235 000 km2. L’apport maritime à l’économie mauritanienne représente 4 à 6 % du PIB pour les seules activités halieutiques. Elle représenteraient même jusqu’à 25 % de l’apport en devises étrangères du pays, En faisant un élément vital de l’économie.
Les missions de la marine sont donc principalement de lutter contre la pêche illégale qui appauvrit les pécheurs, de protéger les projets de recherche et d’exploitation d’hydrocarbure, notamment celui de Grand Tortue Ahméyim, de réduire la contrebande et de contrôler les routes migratoires. Pour ce faire, la marine mauritanienne a abandonné pour le moment l’idée de s’équiper de grands navires de combat pour se concentrer sur les patrouilleurs et ainsi mieux quadriller le territoire maritime. Elle opère actuellement une demi-douzaine d’unités vieillissantes devant en partie être remplacées sous peu.
L’armée de terre cœur des investissements de defense
Consciente de ses ressources limitées, l’armée de terre mauritanienne a concentré ses efforts dans un premier temps dans un vaste programme de motorisation de ses forces. L’objectif étant de fournir aux troupes une mobilité permettant de poursuivre les rapides colonnes djihadistes, et ce, jusque dans le désert profond. Pour ce faire, les unités vont être dotées de pick-up modernes et militarisées. Robustes et rapides, ils surclassent largement ceux des djihadistes, offrant ainsi un avantage décisif aux troupes mauritaniennes lors des poursuites. Pour mener à bien cette motorisation, la Mauritanie a su tirer profit de ses partenaires, comme la France qui a fourni une vingtaine de véhicules tactiques ALTV ou les Émirats Arabes Unis.
Dans un second temps, la Mauritanie s’est tournée vers la Chine et ses matériels militaires très abordables pour muscler son armement. S’ajoute ainsi en 2024 une dizaine de WMA 301 (et non pas le PTL02), version armée d’un canon de 105 mm du WZ 551, ainsi que des systèmes de défense aérienne à courte portée Yitian-L, montés sur des véhicules Dongfang Menshi ainsi que quelques lance-roquettes multiples types 81.
À ces équipements produits par Norinco, s’ajoutent 15 véhicules blindés Calidus MCAV-20 produits aux Émirats Arabes Unis.
On remarquera que la roue reste hégémonique dans l’équipement blindé, démontrant le rôle central de la mobilité dans la doctrine mauritanienne. Cet armement symbolise aussi le retour de la guerre de haute intensité dans les hypothèses de travail de l’armée, les tensions entre le Maroc et l’Algérie au sujet du Sahara occidental ne devant pas y être étrangères.
Cependant, le principal effort produit par la Mauritanie pour moderniser sa défense ne porte pas sur son équipement, mais sur ces soldats.
Une amélioration de la formation et du traitement des troupes vitale
Un effort important a été porté dans le domaine de la formation. Pour ce faire, la Mauritanie multiplie les partenariats internationaux. La France, qui a toujours conservé des conseillers au sein de ses institutions depuis l’indépendance du pays, a été un partenaire très actif. Les Éléments Français du Sénégal ont été mobilisés pour des formations dans de multiples domaines comme les méthodes de décision opérationnelle, les techniques commandos ou la sécurité à bord des bâtiments de guerre. L’armée mauritanienne bénéficie aussi, depuis 2015, en tant que membre du Dialogue méditerranéen de l’OTAN, de formation au profit de son école d’état-major.
Cet effort a été récompensé depuis 2018 par l’ouverture sur son sol du collège de défense du G5 Sahel et a droit, à ce titre à la moitié des effectifs des stagiaires. Cependant, cette réussite aura été de courte durée, le G5 Sahel ayant succombé en même temps que les fragiles démocraties de trois pays à la suite de l’épidémie de coup d’État frappant la région depuis 2021. Symbole de l'influence française, le G5 Sahel ne pouvait être accepté par les juntes inféodées à Moscou.
Vient aussi s’ajouter à une meilleure formation, une amélioration du traitement des troupes. Des efforts ont, en effet, été consentis pour la revalorisation des soldes jusqu’alors très basses des soldats. L’objectif est d’améliorer le recrutement en rendant la carrière militaire plus attractive tout en augmentant la motivation et en fidélisant les militaires afin de conserver leurs expériences et compétences. S’y ajoutent des mesures de fin de carrière comme la réévaluation des retraites ou la création d’emplois réservés. Ces derniers se trouvent
essentiellement dans des métiers liés à la sécurité, permettant de maximiser le rendement des formations offertes aux soldats tout en continuant d’améliorer la sécurité nationale.
Cette amélioration du niveau de vie des soldats permet de limiter la corruption et les trafics, jusqu’alors courants. L’efficacité aux combats passe aussi par une droiture morale et la lutte contre la corruption, deux facteurs faisant lourdement défaut aux armées de la région, au point que la moitié des armements djihadistes viendrait des arsenaux gouvernementaux à la suite de prises de guerre, mais surtout d’achat auprès d’officiers avides et peu scrupuleux.
Une reforme avant tout doctrinale
La priorité opérationnelle de la Mauritanie est portée sur la sécurisation des frontières, et particulièrement celle avec le Mali, principale voie d’approche des GAT (Groupe Armé Terroriste) afin d’éviter toute nouvelle intrusion en profondeur de son territoire. Pour ce faire, la Mauritanie a développé une stratégie forgée pour et uniquement pour, la région, se basant autant sur les réalités géographiques du terrain que sur la culture des tribus nomades peuplant la zone.
Cette sécurisation rencontre plusieurs difficultés, la première étant l’immensité de la zone, tandis que la seconde est l’absence d’obstacle naturel. En effet, les frontières mauritaniennes, comme toutes les frontières issues de la colonisation, sont des coupes franches, souvent sans des coupures naturelles du terrain pour les appuyer, rendant difficile leur contrôle. De plus, elles sont peu visibles pour le voyageur ou tout simplement ignorées par les peuples nomades vivant à cheval sur deux pays et n’ayant que faire du concept de frontière. S’y ajoutent les routes « légales » reliant le pays à ses voisins, vitales pour la vie économique des régions frontalières. Cela a pour conséquence de permettre aux Djihadistes de se fondre dans la foule.
Afin de maîtriser au mieux la zone malgré des effectifs limités, l’armée mauritanienne s’est concentrée sur le contrôle des rares points d’eau et des pistes les reliant, vitales à tout voyageur décidant de traverser le désert sans lourde logistique. Le reste, c’est-à-dire une vaste bande désertique de 850 kilomètres sur 250, est interdit, toute personne l’empruntant est suspecte et est systématiquement appréhendée ou neutralisée.
Pour contrôler au mieux la zone désertique, l’armée mauritanienne a créé huit Groupements Spéciaux d’Intervention (GSI) affectés spécifiquement à la lutte contre les GAT et à la surveillance des frontières.
Ces compagnies d’environ 200 hommes représentent l’élite de l’armée mauritanienne. Elles ont été formées par des partenaires internationaux, notamment par les forces spéciales françaises. Leur équipement est adapté à la guerre du désert et ressemble à celui des GAT, mais de meilleure facture : véhicules 4 × 4 armés de mitrailleuses lourdes, moto, armement léger…
Pour prendre l’avantage, ils jouent sur leur meilleure organisation et sens tactique tout en comptant sur leur supériorité des feux que leur apportent l’aviation et les mortiers embarqués.
Pour favoriser leur mobilité, ils ont pris et assimilé les traditions nomades leur offrant une grande autonomie logistique. Ceux-ci leur permettent de se passer de tout appui logistique durant des jours, rendant ainsi possible les traques prolongées de leur adversaire.
Il est à noter que la liaison sol/air reste sommaire, ne permettant pas des frappes rapprochées de l’aviation sous peine de tir ami. Les frappes aériennes ont lieu sur des cibles isolées ou avant l’engagement du combat afin « d’attendrir » l’ennemi.
Pour les renseignements, les forces mauritaniennes se basent sur le renseignement humain, se reposant sur les groupes nomades de la région que les GSI croisent régulièrement et avec qui ils ont tissé des liens. S’y ajoutent le renseignement aérien et celui transmis par leurs alliés, notamment Français et Américains.
Par ailleurs, afin de lutter contre la guérilla djihadiste, le gouvernement a activé des leviers non-militaires comme le renforcement de la formation des imams afin d’offrir un contre discours mieux construit, plus tolérant et surtout pacifiste à celui des prédicateurs djihadistes. Cela vise à affaiblir les soutiens locaux sur lesquels pourraient s’appuyer les colonnes djihadistes.
Cette stratégie religieuse se complète par une stratégie ethnique. Le pays se divise en trois ethnies, les Maures Blancs, les Maures Noirs et les Negro-Mauritaniens. Si la première concentrent pouvoir et richesse, ce sont les derniers, marginalisés, qui représentent la majorité de la population. Ces inégalités constituent un vivier de trouble et le gouvernement mauritanien en a bien conscience. Afin d’y faire face, ce dernier a mis en place une politique d’ouverture au sein de l’appareil militaire voyant apparaître les premiers sous-officiers et officiers appartenant aux ethnies marginalisées.
Si cet effort est un premier pas important, il est bien insuffisant et souligne les limites de l’appareil sécuritaire dans la pacification d’une situation aussi complexe. Les forces armées ont un rôle important à jouer, mais sans mesures politico-économiques concomitantes, elles sont condamnées aux demi-succès et aux victoires sans lendemains.
Une armée efficace mais aux nombreux talons d’Achille
Si le modèle mauritanien connaît de beaux succès, il possède aussi quelques limites. Le corps des sous-officiers est sous-développé, laissant apparaître des problèmes de commandement sur le terrain, mais aussi d’insubordination. Le despotisme et la corruption continuent de gangrener l’armée, l’appareil sécuritaire et le gouvernement en règle générale, malgré les efforts consentis pour lutter contre. Cela a pour conséquence l'affaiblissement des capacités de combat de l’armée, mais forme aussi un terreau favorable au Djihadisme, en créant un mécontentement de fond.
À cela s'ajoutent des accords conclus avec certains groupes djihadistes, qui sont un secret de polichinelle. En échange de la garantie que ces groupes ne s’attaqueront pas à la Mauritanie, cette dernière s’engage à ne pas les pourchasser dans leurs bastions ni à appuyer les pays voisins dans leur lutte. Si ces accords n’engagent qu’une fraction des GAT, ils contribuent à fragiliser la sécurité régionale en sacrifiant les pays voisins sur l’autel des intérêts propres de la Mauritanie et en accentuant la méfiance réciproque. D’autant plus qu’en cas de chute de ces derniers, il y a bien peu de chances que les GAT, enhardis et renforcés, épargnent la Mauritanie, accords ou non.
Les faibles capacités de liaison sol/air limitent aussi l’avantage obtenu de la supériorité aérienne et entraînent des risques de tir amis accrus.
De plus, la faiblesse de la population conduit mécaniquement à une armée de faible effectif, qui, si elle se montre capable de sécuriser une frontière, risque d'être dépassée en cas d'ouverture d'un second front, notamment en cas de reprise du conflit au Sahara occidental. L'absence de réserve organisée et opérationnelle se fera alors lourdement sentir.
Conclusion
Si le modèle mauritanien n’est pas parfait, il démontre que des solutions existent pour pallier les problèmes sécuritaires de la région sahélienne. Solutions dont les Africains sont les acteurs principaux. Astucieux mélange de pragmatisme, de coopération internationale et de volonté politique, le modèle sécuritaire mauritanien est une lueur d’espoir pour de nombreux habitants du Sahel qui désespèrent de voir leur armée triompher de la menace terroriste et, plus généralement, des troubles frappant la région. Encore faut-il que leurs dirigeants fassent preuve de la même volonté et du même pragmatisme que celui des Mauritaniens en arrêtant notamment d’avoir recours à d’inefficaces et très onéreux mercenaires.