En 2021, Rodrigo Waghorn, l’ancien directeur de la sous-division pour l’Antarctique du ministère des Affaires étrangères du Chili, affirmait que « l’Antarctique est un espace fondamental et stratégique de politique extérieure pour le Chili ». En effet,le plus long pays du monde, n’a jamais abandonné ses revendications territoriales sur le continent blanc. Cependant, ces revendications de plus de 1 millions de km2, non reconnues par la majorité de la communauté internationale, n’ont pas permis à Santiago d’établir une zone d’influence officielle sous droit national chilien ni d’assurer la protection militaire de ce territoire, en raison des réglementations internationales instaurées dès 1959 avec la signature du Traité sur l’Antarctique.
Depuis, Santiago, tout comme les autres puissances ayant des revendications territoriales sur le continent, a dû réinventer sa stratégie afin d’éviter son effacement en tant que nation influente en Antarctique. Cette analyse tentera donc de mettre en perspective les fondements de la stratégie chilienne en Antarctique, en fournissant une contextualisation sur les raisons et les moyens qui ont permis au Chili de s’imposer comme un acteur clé mais limité dans la région .
Les débuts des revendications Chiliennes: entre coopération et tensions
Sept pays ont des revendications territoriales en Antarctique : la France, le Royaume-Uni, la Norvège, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Argentine et le Chili. Ce dernier a officiellement formulé ses prétentions en 1940, en se basant sur l'idée que l'Antarctique est une extension naturelle de son territoire. Le décret N°1747 de la même année en fixe les limites et conduit à la première expédition chilienne en 1947, qui aboutit à l’établissement de la première base chilienne sur le continent.
Le Chili comme l’Argentine, ont également invoqué le traité de Tordesillas de 1494 pour soutenir leurs revendications. Selon eux, comme ce traité avait été approuvé par l'Église, autorité arbitraire reconnue à l'époque pour les traités internationaux, il donnait une légitimité aux prétentions espagnoles sur l'Antarctique. Ainsi, ces droits devraient être transmis aux deux États sud-américains devenus indépendants. Toutefois, cet argument historique est l’un des rares points d'accord entre Santiago et Buenos Aires, qui n'ont toujours pas réglé leurs différends territoriaux concernant l'Antarctique.
En effet, les revendications chiliennes se superposent avec celles de son voisin latino américain, mais également avec les revendications du Royaume-Uni. Ces 3 nations ont logiquement connu des tensions plus ou moins importantes, pouvant aller jusqu’au conflit armée entre Londres et Buenos aires (1982), ou frôler celui-ci comme ce fut le cas entre le Chili et l’argentine lors de la crise pour les îles Picton Nueva y Lennox en 1978, autour de ces trois territoires stratégiques limitrophes à la zone continentale de l’antarctique. Ces trois îles inhabités se situent désormais officiellement dans la région chilienne de Magallanes et de l'Antarctique chilienne et servent de point d’appui stratégique à Santiago.
L’inévitable soumission aux régulations internationales ?
La période de la guerre froide est une période qui oscille entre fortification et blocage des instances internationales nouvellement créées. Or, la fortification des normes internationales semble efficace lorsqu’elle est portée par les voix des puissances régissantes des relations internationales. C'est ainsi qu'en 1959, sous l'impulsion des États-Unis, le traité sur l'Antarctique est signé à Washington par les sept États revendiquant des territoires, rejoints par la Russie, l'Afrique du Sud, le Japon, les États-Unis et la Belgique. Le traité témoigne avant tout de l’absence de reconnaissance pour les revendications exprimées par les sept nations, mais ne parvient pas à les éliminer.
En effet, le traité empêche toute nouvelle revendication de souveraineté sur l’Antarctique, mais ne parvient qu'à geler les anciennes réclamations. Il ne rend donc pas illégal le positionnement du Chili ou de toute autre nation sur le continent, ce qui explique pourquoi les revendications passées demeurent la colonne vertébrale de la stratégie de divers pays présents sur le continent, et surtout pour les deux États sud-américains. Ce que le traité parvient néanmoins à faire est d’inscrire dans le droit international le principe que “l’Antarctique doit être utilisé à des fins pacifiques” (art. 1), sans pour autant explicitement interdire la présence de personnel militaire. Conscient de sa posture, le Chili a rapidement dû se plier à ces nouvelles réglementations, ce qui a permis à Santiago de prioriser ses efforts scientifiques sur le continent avec la création en 1964 de l'Institut Antarctique Chilien.
La stratégie de l'expansionnisme caché.
L’existence du traité sur l’Antarctique permet deux interprétations principales. La première, plus théorique, considère l'Antarctique comme un patrimoine commun de l’humanité. Cette vision justifie la présence de pays comme la Chine, l’Allemagne et la Russie, qui peuvent installer des bases scientifiques dans n’importe quelle zone du continent, sans revendiquer de territoire. L’autre lecture ne stipule pas la nécessité d’abandonner les anciennes revendications, et permet aux nations de garder leurs revendications. Cette lecture a poussé les 7 pays premièrement installés sur le continent, à construire des bases dans chacune de leurs zones revendiquées, afin de s’assurer des droits, dans le cas où le traité serait réévalué ou si un litige territorial devait être tranché dans le futur. Dans ce contexte, le Chili s’est empressé de s’installer dans la région disputée par lui-même, l’Argentine et le Royaume-Uni. Cela s’est notamment concrétisé par la création des bases Arturo Prat (1947) sur l’île Greenwich et Bernardo O'Higgins (1948) sur la péninsule Antarctique. Le Chili mène ainsi une bataille symbolique : en s’implantant dans la zone la plus convoitée et habitable du continent, il tente de renforcer officieusement ses frontières et refuse de reconnaître toute autre revendication chevauchant la sienne.
Toutefois, cette stratégie est finement copiée par le Royaume-Uni et l’Argentine, créant une situation de concurrence et obligeant le Chili à innover pour défendre sa position.
La stratégie de l’attractivité et de la fermeté diplomatique?
Mentionné auparavant, le Chili revendique une zone qui est considérée comme la plus habitable et rentable d’un point de vue scientifique mais également touristique. C’est pour ces raisons que le Chili vise fortement à accroître son attractivité afin de servir de « Gateway » ou porte vers l’Antarctique. Santiago abrite sur son sol national le Gateway le plus utilisé par les programmes antarctiques nationaux et internationaux, dans la ville de Punta Arenas. Cette ville, permettant au Chili de se distinguer comme une des principales portes d’entrée au continent, est également le foyer d’un aéroport duquel des avions de type C-130 effectuent des vols vers le continent blanc et démontrent les capacités chiliennes en termes de logistique.
Cependant, il existe un document officiel intitulé « Le Chili et l’Antarctique : vision stratégique pour 2035 », dans lequel de nombreuses craintes sont exprimées concernant la perte d’attractivité de cette zone.
Par conséquent, le document formule la nécessité de mettre en place un plan d’investissement pour y améliorer l’infrastructure afin d’éviter une fuite des missions vers la ville concurrente située de l’autre côté de la frontière, à savoir Ushuaia. Celle-ci s’est imposée comme le point de départ de 90 % des trajets touristiques vers le continent et est devenue un facteur clé du soft power argentin.
Or, le président argentin, Javier Milei, a récemment annoncé le développement d’une base militaire conjointe avec les États-Unis, ce que le président a nommé comme « un acte de souveraineté majeur ». De l’autre côté de la cordillère des Andes, le Chili a été fortement inquiet par cette réussite diplomatique pour l’Argentine, qui espère ainsi pouvoir bénéficier de l’appui américain pour chasser le Royaume-Uni des îles réclamées par la Maison Rose.
Or, c’est avant tout la perte d’attractivité qui inquiète Santiago, qui s’est rapidement mis à la recherche d’avancées diplomatiques et politiques. De cette manière, le président de la République, Gabriel Boric, s’est entretenu avec le président Biden en l’invitant à visiter l’Antarctique en empruntant le Gateway de Punta Arenas. Cette initiative a été renforcée lorsque Boric a fait la même proposition à ses homologues chinois, dans le but de maintenir le Chili sur la voie de devenir une puissance incontournable.
C'est pourquoi, dans ses documents officiels, le Chili souligne l'importance de sa diplomatie multilatérale. Le pays cherche à s'imposer comme un acteur engagé dans la préservation de l’Antarctique et participe activement aux réunions annuelles du Traité sur l’Antarctique.
Conclusion.
Le Chili a formulé une stratégie officielle dans divers documents, qui visent à accentuer le rôle de Santiago dans les affaires du continent. En 2021, 10 objectifs stratégiques sont par exemple dévoilés pour la période 2021-2025 dans la loi 21.255, qui ont pour but d’assurer la présence incontestable du Chili sur le continent. D’autre part, le projet Mira dévoilé par le gouvernement vise à investir dans les infrastructures scientifiques et les forces armées, ainsi qu'à envoyer des enfants étudier dans les écoles du continent, afin de pouvoir compter sur une population présente sur le continent. Mais le Chili se heurte à des enjeux de compétitivité mais également à des différends territoriaux qui ont donné naissance à de forts désaccords diplomatiques. En 2023, le Chili publie une carte avec une plateforme continentale étendue de 5000 km², qui, selon le Chili, fait partie de sa projection sous-marine mais que l’Argentine revendique également comme appartenant à son territoire. Ainsi, entre Buenos Aires et Santiago, la situation est tendue, ce qui a conduit à de nombreuses visites symboliques de la part d’acteurs importants de la scène politique des deux pays. Cependant, la gravité de ces tensions ne semble pas être suffisamment prise en compte par la communauté internationale, qui considère que toute crainte d’escalade est injustifiée en raison de la solide base juridique fournie par le traité de l’Antarctique et le protocole de Madrid de 1996. Or, ce protocole, qui interdit toute activité de minage à des fins commerciales, sera réévalué en 2048 et deviendra inévitablement une question géostratégique majeure, surtout depuis les récentes révélations d’une découverte russe de plus de 511 milliards de barils de pétrole en mer de Weddell, endroit où s'entrechoquent les revendications chiliennes, argentines et britanniques.