Le 4 août 2024, le Mali, dirigé depuis 2020 par une junte militaire annonce rompre ses relations diplomatiques avec l’Ukraine, accusée d’avoir fourni une aide militaire aux rebelles indépendantistes maliens. Cette décision s’inscrit dans une situation géopolitique particulière : l’Afrique subsaharienne et l’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso et Soudan) sont devenues le théâtre des rivalités entre la Russie et l’Ukraine. Le groupe Wagner, milice privée rattachée au gouvernement russe, incontournable au sein du conflit en cours depuis 2022 était, avant son démantèlement, l’acteur principal de cette lutte d’influence pro-russe et anti-occidentale en Afrique. Cependant, la tentative ratée de coup d’Etat militaire contre le régime de Vladimir Poutine a valu le démantèlement au groupe paramilitaire suivi peu après par la mort de son chef Evgueni Viktorovitch Prigojine en aout 2023. Un an après, les structures en charge de la propagande pro-russe sur cette zone du continent africain sont loin d’avoir disparues avec Wagner, elles ont même été approfondies. Ainsi, comment caractériser l’influence russe en Afrique et son importance dans le contexte de guerre avec l’Ukraine, tout particulièrement 1 an après le démantèlement Wagner ? S’il convient premièrement de comprendre l’évolution des acteurs de cette lutte après la chute de Wagner, il faut également prendre en compte les enjeux de cette lutte et les armes à disposition du Kremlin pour la mener à bien. Pour finir, le pouvoir grandissant de Moscou sur certains pays comme le Mali ou le Soudan restent à nuancer, la propagande fait face à divers échecs et revers.
Dans un premier temps, les causes de cette recherche d’influence sont nombreuses et stratégiques dans le cadre du conflit armé en cours. L’Afrique subsaharienne et l’Afrique de l’Ouest représentent un atout considérable sur le plan minier. L’avantage économique et stratégique de la possession de ce genre de ressources naturelles est central dans la stratégie russe en Afrique. Le principal ressort diplomatique du Kremlin sur place consiste en la garantie pour les gouvernements des Etats miniers d’un « programme de survie du régime » en échange de l’accès à leurs ressources. En effet, les trois Etats d’Afrique de l’Ouest les plus liés à l’Africa Corps (Mali, Niger et Burkina Faso) ont tous actuellement un gouvernement issu d’un coup d’Etat militaire. Un rapprochement avec la puissance russe permet aux juntes de pérenniser leur régime nouveau et instable. Cet échange va jusqu’à modifier les lois minières en Afrique de l’Ouest ayant pour conséquence le départ des entreprises occidentales déjà implantées sur le marché minier local. Bien que l’aspect économique soit particulièrement important, cette lutte d’influence se joue aussi et surtout sur le plan de l’idéologie. Convaincre ces pays de l’attractivité de la Russie revient à les faire adhérer à leur lutte. . Le noyau principal de ce conflit repose sur un fossé idéologique : la Russie prône des valeurs conservatrices et autoritaires là ou l’Ukraine appuyée par l’Europe occidentale est plus libérale et tournée vers un certain progressisme. Le Kremlin souhaite tirer avantage de cette adhésion aux valeurs russes, en effet, le ministère de la défense russe affiche l’ambition de recruter 20 000 à 40 000 hommes sur cette région de l’Afrique. Ces divers objectifs stratégiques ont longtemps été poursuivis par Wagner, après son démantèlement, les acteurs russes de cette lutte ont changé, laissant place à quelques modifications.
Tout d’abord, du temps de Wagner, la lutte était menée sur deux fronts : la présence militaire à travers les troupes de Wagner et la propagande pro-russe des médias appuyée par la désinformation de l’IRA (internet research agency). La mort de Prigojine marque le démantèlement de ces vecteurs de puissance russe respectivement remplacés par l’Africa Corps (dirigée par Andreï Averyanov et le vice-ministre de la défense Yevkurov) et l’African initiative (dirigée par Artyom Kureev). Si le but est resté le même, la principale différence avec l’époque de Wagner réside dans l’autonomie partielle qu’avait le groupe en ce qu’elle n’était pas directement liée au Kremlin. Désormais, le GRU (service de renseignement militaire), le FSB (service de renseignement et de sécurité) et le SVR (service de renseignement extérieur) ont pris la main sur l’Africa Corps. Cette prise de contrôle s’illustre par un noyautage de la direction : Artyom Kureev est issu du FSB et il est associé au Valdai club rassemblant des gens du pouvoir et très proche du cœur de pouvoir et Andreï Averyanov est le chef des opérations clandestines du GRU. Ainsi, les objectifs de Wagner sont approfondis mais surtout gérés par des organes désormais nationaux pour assurer une adhésion au projet russe et non pas à une milice qui, bien qu’affiliée à la Russie, reste une entreprise privée. Afin de caractériser cette influence de l’Africa Corps, il faut en comprendre les différents moyens et la nature de ceux-ci.
Le combat pour l’influence en Afrique subsaharienne passe par diverses armes relevant de plusieurs sortes de pouvoirs (soft et hard) théorisées par Joseph Nye. Dans un premier temps, la forme d’influence la plus évidente et la plus ancrée sur le territoire subsaharien reste la présence militaire des forces de la fédération de Russie ou de brigades affiliées. En témoigne l’arrivée remarquée de la brigade Bear au Burkina Faso, en tant que société paramilitaire privée étroitement liée au ministère de la défense russe via Redut, une autre société paramilitaire privée elle-même gérée par le GRU. Cette implantation est soutenue par les réseaux et troupes locaux, issus d’un gouvernement dont la continuité est assurée par la Russie. Le Burkina Faso avec la brigade Bear fait office d’expérience pour ce système d’implantation locale post-Prigojine. Un rapprochement avec Moscou ne peut être que bénéfique pour Ibrahim Traoré (président de la transition du Burkina Faso), qui après une tentative de putsch en septembre 2023 veut accélérer son rapprochement avec le Kremlin pour sécuriser sa place au pouvoir. Ainsi, dès octobre 2023 la brigade Bear est déployée pour atteindre actuellement entre 200 et 300 hommes sur place (membres du GRU, de l’Africa Corps ou de la brigade bear). A cet effectif s’ajoutent aussi des instructeurs russes chargés de former les nouvelles recrues.
Au-delà du paramilitaire, la présence russe sur le continent africain se diffuse à travers des moyens non-coercitifs, issues d’une capacité d’influence, une attractivité sur divers plans (économique, culturel…). Cette influence passe dans un premier temps par la foi, l’Eglise orthodoxe russe étant intensément liée au Kremlin, son activité a largement gagné en intensité et en visibilité depuis le début de conflit, devenant un instrument de soft power considérable. L’implantation sur le continent africain passe par la mise en place et la protection de centres spirituels orthodoxes sur place dont le rôle principal n’est pas de convertir la population mais de diffuser une certaine idée de la foi ; conservatrice, traditionnelle, anti-occidentale et rejetant toute forme de progressisme. Cependant, le principal vecteur de valeurs anti-occidentales au service de la Russie dans le cadre du conflit ukrainien reste l’outil numérique. L’IRA puis l’African initiative après aout 2023 endossent le rôle stratégique dans l’engrenage russe de mener des campagnes de désinformation concernant l’ennemi occidental. Les divers objets des informations diffusées (Soutenir le Kremlin, diffamer l’opposition, défendre l’intervention militaire en Syrie ou encore soutenir la candidature de Donald Trump) revêtent un aspect hybride : une campagne plus officielle relayée par les médias traditionnels tels que Russia Today ou par des biais de diffusion moins larges (des canaux telegram ou bot sur les réseaux sociaux).
Bien que les moyens mis en œuvre soient divers et colossaux et que l’influence russe en Afrique subsaharienne soit grandissante, celle-ci doit être mise en perspective et nuancée par divers échecs. En effet, non seulement la concurrence est forte sur le territoire africain : l’Ukraine tente de contrecarrer l’avance russe, l’Europe ou encore la Chine et l’Inde tentent également de s’immiscer dans cette lutte d’influence. Bien que la Russie parte avec un avantage sur les puissances européennes dans les négociations, l’absence de passé colonial évitant une certaine hostilité de la population, il faut admettre que les pratiques sur place s’approchent en de nombreux points à celles de la colonisation (isoler ces régimes, capturer leurs élites et spolier les ressources). Cette compétition est un des facteurs qui a semblé mettre en échec la stratégie d’influence russe au Mozambique. Ce pays, considéré comme un futur eldorado du fait de ses diverses ressources naturelles (gaz, métaux rares et charbon) est largement convoité, entrainant plusieurs échecs des campagnes d’influence russe sur place. Ainsi, au cours de l’évolution du conflit russo-ukrainien et des tensions russo-occidentales, l’Afrique devient un théâtre de ces rivalités.
Pour finir sur une vision globale des enjeux de la lutte en cours en Afrique, selon le chercheur Paul Simon Handy, directeur régional de l'Institut d'études de sécurité pour l'Afrique de l'Est, la situation en Afrique à bien changé par rapport à l’époque de la Guerre Froide, dernière tentative en date d’influencer le continent africain dans une logique de bloc. à son sens, le continent n’a jamais étéréellement pacifié, même si les conflits directs sont peu probables. Cependant,il ajoute qu’une confrontation par alliés interposés est envisageable. Actuellement, la conflictualité en Afrique subsaharienne est caractérisée par la prolifération de groupes armés dont certains terroristes avec des revendications locales et non pas nationales. Ainsi, les instruments traditionnels de maintien de la paix européens ou français ne sont plus adaptés. Le vide sécuritaire laisse une brèche pour des acteurs comme l’Africa Corps. Cependant, cette entité ou son « ancêtre » Wagner ne représentent pas selon le chercheur une solution viable à l’instabilité politique sur place.