À l’été 2022, la Pologne a fait le choix de la base industrielle et technologique (BITD) sud-coréenne pour se réarmer. Ce choix est surprenant à plusieurs égards : les pays sont très éloignés géographiquement, les États-Unis, fournisseurs traditionnels de la Pologne, ont été ignorés, tout comme les partenaires européens (France, Grande-Bretagne, Allemagne) pourtant réputés pour la grande qualité de leur équipement. Ce contrat est d’autant plus surprenant qu’il ne comprend pas uniquement l’achat et la vente de matériels militaires. En effet, il prévoit également l’instauration d’un cadre de travail commun entre la Pologne et la Corée du Sud, incluant des transferts de technologies et la construction en Pologne de chars K2 coréens. Si l’on considère les autres accords d’armement conclus par la suite, ce “bilateral arms deal framework” atteindrait les 60 milliards de dollars américains avec un millier de chars, des centaines d’obusiers et de lanceurs et des dizaines d’avions. Ce pas de géant effectué par la Corée du Sud dans le marché européen reflète l’importante montée en puissance de sa BITD au cours des dernières décennies. Cet article vise à comprendre les fondements de celle-ci et les raisons expliquant sa très forte compétitivité actuelle. Il sera également question des potentielles limites de cette montée en puissance.
Quelles sont les origines du développement de la BITD sud-coréenne?
Tout d’abord, et de manière évidente, l’importance de la BITD sud-coréenne s’explique par la présence permanente et imminente d’un ennemi avec lequel la fragile paix ne repose que sur un simple armistice signé il y a plus de 70 ans : la Corée du Nord. Forte de son armée d’1,2 million d’hommes, la 4ème du monde en termes d’effectifs, la Corée du Nord et sa posture agressive constituent une menace quasi-existentielle envers la Corée du Sud. Cette menace est encore plus palpable depuis quelques années en raison de la multiplication des tests de missiles balistiques susceptibles de transporter des charges nucléaires par la Corée du Nord. Elle en possèderait plusieurs dizaines.
Il est alors aisé de comprendre l’existence d’un consensus bipartisan dominant la politique sud-coréenne en ce qui concerne le maintien et l’amélioration constante de capacités de défense. l’État jouant un rôle d’impulsion majeur en ce qui concerne l’industrie de défense, ce consensus bipartisan participe également au développement de la BITD sud-coréenne. Par ailleurs, l’organisation de celle-ci en Corée du sud donne à l’État un rôle prépondérant dans l’économie de défense. Depuis la naissance de cette BITD, dans les années 1970, l’État sud-coréen conduit une politique de planification et de financement tout en incitant économiquement les entreprises en leur garantissant des profits. L’exemple de l’Agence pour le développement de la défense (Agency for Defense Development, ADD) illustre ce fait. Créée en 1970, cette agence est un institut de recherche non lucratif qui conduit la majeure partie de la recherche et du développement (Research and Development R&D) des équipements militaires sud-coréens. La recherche et le développement constituant un des coûts majeurs dans le domaine militaire, il devient plus facile pour les entreprises recevant ces transferts de technologie d’en dégager des profits. Cependant, il doit être noté que les entreprises ont de plus en plus tendance à également faire de la recherche et développement en complémentarité avec celle de l’État sud-coréen.
En conséquence de la menace nord-coréenne et du consensus bipartisan sur la nécessité d’une BITD nationale, les budgets de la défense sud-coréens ont toujours dépassé les 5% et ce, jusqu’à ce que la Corée du Sud soit pleinement considérée comme un pays développé.
Outre ces raisons propres à la Corée du Sud ou à sa voisine du nord, la BITD sud-coréenne a su bénéficier des évolutions du contexte international. Au cours de la guerre froide, la Corée du sud a largement bénéficié de la présence des États-Unis à ses côtés. À la suite de la Guerre de Corée, les États-Unis et la Corée du Sud concluent en 1953 un traité de défense mutuelle afin de dissuader toute nouvelle agression nord-coréenne. Dans une logique de blocs, la Corée du Sud bénéficie en outre du “parapluie américain”, c’est-à-dire de sa dissuasion nucléaire étendue. C’est dans ce cadre que la Corée du Sud profite tout au long de la Guerre froide de l’appui des États-Unis sous plusieurs formes. Outre la présence continue de militaires américains (estimés à environ 30 000 sur le territoire sud-coréen de nos jours), la Corée du Sud perçoit ainsi de nombreux transferts de technologie de la part des Américains.
Depuis la fin de la guerre froide jusqu’à nos jours, les États-Unis ont progressivement modifié leur posture en indo-pacifique, chose qui a bénéficié à la BITD sud-coréenne. Un petit détour par la stratégie américaine dans cette région s’impose. Au cours de la Guerre froide, les États-Unis ont adopté une structure stratégique fondée sur des alliances bilatérales, dite en étoile ou “hub-and-spoke”. Les États-Unis étaient le noyau de ce système d’alliance et intervenaient directement par la projection de leur puissance comme au Vietnam. Cette stratégie devient néanmoins progressivement obsolète après la Guerre froide, les États-Unis développent depuis lors une stratégie en réseau dite “networked security architecture”. Celle-ci intensifie bien plus la coopération entre les alliés américains, dont la Corée du Sud, et accentue également la nécessité pour ces pays de développer des capacités de défense indigènes. En mai 2021 par exemple, les États-Unis ont mis fin aux “missiles guidelines” ou lignes de conduites pour les missiles sud-coréens, qui ne sont désormais plus limités dans la portée qu’ils peuvent atteindre ou la charge utile qu’ils peuvent transporter. Ces changements de paradigme ont donc largement bénéficié au développement de la BITD sud-coréenne.
Par ailleurs, il est important de mentionner le rôle de la Chine dans le développement de la BITD sud-coréenne. Bien que celle-ci ne soit pas un adversaire directe de la Corée du sud, sa remilitarisation massive, notamment en ce qui concerne sa marine, encourage l’accroissement des budgets de défense dans l’ensemble de la région. Par ses prétentions sur la Mer de Chine du sud, la République populaire de Chine a contribué à l’alimentation des tensions dans toute la région et donc indirectement au BITD des pays en indo-pacifique..
Enfin, le lancement de “l’opération spéciale” russe en février 2022 a également contribué au renforcement de la BITD sud-coréenne. Il existe plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, le retour d’une guerre interétatique classique traduisant un changement de paradigme dans les relations internationales, la majorité des États occidentaux, en particulier la Corée du Sud, ont souhaité améliorer leur capacité de défense. La fourniture par certains États, notamment européens, d’équipement à l’Ukraine a augmenté leur propre besoin d’équipement, créant ainsi une demande accrue. C’est dans ce cadre qu’il faut voir l'intensification du partenariat entre la Pologne et la Corée du Sud depuis 2022. Néanmoins, cela n’explique pas le choix polonais de s’armer avec la Corée du Sud.
Quels avantages présente la BITD sud-coréenne?
Comment expliquer le succès des armes sud-coréennes face aux géants historiques de l’exportation d’armes que sont les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne? La BITD sud-coréenne présente de nombreuses forces qui la rendent sur plusieurs aspects plus compétitive que ses concurrents en particulier européens. Tout d’abord, les armements sud-coréens présentent une technologie compétitive. On peut à ce titre mentionner le char K2 de génération 3.5. Inversement aux européens, la Corée du Sud est capable d’allier à sa technologie une production de masse, grand défaut des BITD européennes. À cela viennent s’ajouter des avantages économiques : la Corée du Sud propose une livraison rapide pour ses équipements et des prix plutôt bas. Par exemple, une centaine de K2 black panther avait été livrée dès la fin de l’année 2022 à la Pologne. Les grandes capacités de production sud-coréenne permettent également de faire des économies d’échelle. Enfin, les armements sud-coréens respectent les standards de l’OTAN et sont testés au combat. La Corée du Sud est donc apparue comme une alternative viable aux pays du vieux continent. Elle a ainsi acquis un rôle complémentaire à celui des États-Unis qui ne pouvaient faire face à l’ensemble de la demande qui a suivi la Guerre en Ukraine.
Outre les avantages techniques de la BITD sud-coréenne, les exportations de celle-ci s’expliquent aussi par le soutien financier qu’apporte l’État sud-coréen. À ce titre, la South Korea’s Export Credit Agency (ECA) doit être mentionnée. Celle-ci aide les pays en développement à se procurer les armes sud-coréennes en leur accordant des crédits. Ces prêts sont considérés comme des “high risk high profit” ou grand risque grand profit.
La BITD sud-coréenne est-elle pour autant intouchable?
Malgré ses nombreuses forces, la BITD sud-coréenne comporte tout de même quelques faiblesses. Tout d’abord, en ce qui concerne la technologie, les équipements militaires sud-coréens sont assez hétérogènes. Certains équipements sont reconnus comme dotés des technologies les plus modernes tandis que d’autres en manquent grandement. C’est notamment le cas dans le domaine maritime, la Corée du Sud ne possédant par exemple pas de sous-marin à propulsion nucléaire (le SS-III reposant sur un mix de diesel et d’électricité). À ce titre, il également important de noter que malgré des investissements comparables à ceux des pays européens, la relative récence de sa BITD ne lui permet pas d’obtenir les mêmes niveaux technologiques.
Outre cela, l’outil bancaire sud-coréen est bridé. En effet, le niveau des prêts que l’ECA peut accorder est limité. Cela freine les exportations de la BITD sud-coréenne car les prêts ne peuvent totalement couvrir les contrats qui s’élèvent de plus en plus à plusieurs milliards de dollars. Cette limite de prêt doit être revue mais le processus est aujourd’hui bloqué dans sa phase législative en raison des nombreux débats à son encontre.
Enfin, certains auteurs tel que Wooyeal Paik, directeur du Centre des relations internationales de l’Institut de stratégie et de technologie aérospatiales de l'Université Yonsei à Séoul, pointent du doigt le potentiel sur-optimisme des dirigeants politiques de la Corée du Sud, pouvant ainsi conduire à des erreurs stratégiques.
Pour conclure, la BITD sud-coréenne a su progressivement s’imposer comme un acteur à part entière dans le marché de l’armement mondial. La constante menace qu’est la Corée du Nord corrélée à l’aide des États-Unis et à un contexte international favorable expliquent en grande partie cette réussite. Néanmoins, il est nécessaire de garder en tête que la Corée du Sud n’est que le 8e exportateur d’armes dans le monde et que sa BITD n’est pas exempte de faiblesses. Par ailleurs, la Corée du Sud doit conserver un certain équilibre dans le développement de sa BITD au risque sinon de froisser la Chine, son principal partenaire commercial depuis 2004.