« Les médias sont les entités les plus puissantes sur Terre. Ils ont la capacité de rendre les innocents coupables et les coupables innocents, c’est cela le pouvoir. Car ce sont eux qui contrôlent l’esprit des masses ». Selon Malcolm X, activiste américain du mouvement pour les droits civiques, il faut prendre des précautions vis-à-vis des médias du fait de l’influence omniprésente qu’ils exercent. En effet, les médias ont la capacité à changer notre vision de la réalité. Plus précisément, les médias nous orientent via les informations qu’ils abordent et la façon dont ils communiquent ces dites informations. Le rôle des médias paraît dès lors essentiel dans l’agenda setting public. S’il est relativement établi que les choix faits par les médias nous influencent, des questions demeurent : quels éléments vont influencer ces choix ? Comment sont-ils faits ? Par qui ?
Toutes ces questions sont essentielles pour appréhender au mieux les enjeux de nos sociétés modernes et démocratiques. Le but de ce papier est de tenter d’aborder ces questions via la théorie du gatekeeping du psychologue américain Kurt Lewin. Ainsi seront abordées la théorie originale de Kurt Lewin, ses applications aux champs médiatiques avant de conclure avec la révolution que fut le web 2.0 pour le modèle traditionnel du gatekeeping et de l’agenda setting.
La théorie de gatekeeping et son évolution
Le premier à avoir apporté la notion de « gatekeepers » est le psychologue Kurt Lewin en 1943 dans un article intitulé « Forces behind food habits and methods of change »1. L’étude de Lewin a pour contexte le second conflit mondial, moment où les autorités américaines souhaitent connaître ce qui pousse les ménages à choisir un tel produit alimentaire plutôt qu’un autre. Cela afin d’obtenir des leviers aptes à faire changer les habitudes alimentaires américaines si cela devenait nécessaire.
Dans son étude, Lewin va donc se demander comment chaque famille fait ses choix. Sa première conclusion sera que tous
les membres d’une seule et même famille ne sont pas égaux dans ce choix, la personne ayant le plus d’autorité sera dénommée « gatekeeper » par l’auteur. Naît alors la « Theory of chanel and gates keepers » où Lewin explique que chaque aliment doit remonter le long d’un canal, lui-même divisé en plusieurs sections, comme le montre la figure 1. À l’entrée du canal et à chaque section, se trouve une porte, un point de sélection. Pour passer cette porte, un aliment doit, soit répondre à un certain nombre de règles et de prérequis ; soit passer par l’appréciation du « gatekeeper ». Le « gatekeeper », littéralement le gardien de la porte, fait une sélection de type « in or out », « in » signifiant que l’aliment peut continuer jusqu’à la prochaine porte, « out » signifiant que l’élément ne passe pas la porte. À noter que le « out » n’est pas forcément synonyme d’exclusion définitive du canal, mais parfois simplement reporté à une sélection ultérieure. Enfin, le dernier élément qu’apporte Lewin à sa théorie est la notion de « force ». Ces forces peuvent être négatives ou positives et vont influer sur le gatekeeper dans ses décisions. Par exemple, un fruit pourri constituera une force négative, probablement majeure, qui influencera le gardien de la porte. Comme le note Pamela Shoemaker dans Gatekeeping Theory une force négative peut devenir positive une fois la porte passée. Pour reprendre son exemple, un prix élevé constituera initialement une force négative pour franchir une des premières portes. En revanche, si cette porte est malgré tout franchie, le prix élevé constituera dès lors une force positive pour les portes suivantes, car le gatekeeper souhaitera prendre soin d’un produit qui sort de la norme. Dans la figure 1, qui représente le schéma créé par Lewin pour illustrer sa théorie, les forces sont représentées par de petites flèches blanches au sein des sections. Dans ce schéma, nous pouvons également voir deux canaux, celui de gauche étant le canal du supermarché et celui de droite celui du potager. In fine, les deux canaux convergent vers la cuisine avant de passer une porte commune vers la table à manger.
Prenons l’exemple d’une tomate du potager. Cette dernière, avant d’arriver sur la table à manger doit :
- Parcourir et franchir un nombre élevé de portes pour passer du statut initial de graine dans un champ à celui de graine vendue en magasin. Ce nombre étant extrêmement élevé, nous allons le définir comme étant « x » et passerons directement aux dernières étapes.
- Porte x+1 : La tomate doit être choisie sous forme de graine.
- Porte x+2 : Elle doit être plantée puis pousser correctement.
- Porte x+3 : Elle doit être choisie parmi les autres légumes avant de continuer son chemin.
Toutes ces actions dépendent du choix du gatekeeper qui aurait pu acheter d’autres graines, ou cueillir un autre fruit. Chacun de ces choix peut être influencé par des forces positives, comme le fait que si la tomate n’est pas cueillie rapidement elle risque de pourrir, ou des forces négatives, comme le fait qu’un des membres du foyer n’aime pas les tomates. Mais certaines portes ne dépendent pas du gatekeeper, la croissance des plantes va dépendre de l’ensoleillement et de la pluviométrie par exemple. Il existe ainsi, selon Lewin, une multitude de sections et de portes jalonnant le parcours des aliments vers nos assiettes. Pamela Shoamaker et Tim Vos2 estiment que Lewin voyait la théorie du gatekeeping comme le résultat d’une addition de forces et de portes qui ne dépend pas que du gatekeeper. Ce résultat est, en effet, fortement influencé par le contexte social et environnemental.
Kurt Lewin se rend rapidement compte que sa théorie est également pertinente dans de nombreux autres domaines, si ce n’est tous, dont le domaine médiatique. David Manning White, ancien assistant de Lewin, va donc dès 1950 mener la première étude liant la théorie du Gatekeeping et le domaine des médias. Ainsi, dans « The ‘Gate Keeper’: A Case Study In the Selection of New »3 D.M White va demander au rédacteur en chef d’un journal de 36 000 lecteurs, d’une ville américaine du mid-west (100 000 habitants) de conserver la totalité des informations que le rédacteur ne fait pas paraître dans son journal. D.M
White considérant qu’il est bien plus intéressant de s’intéresser aux refus qu’aux informations validées. De plus, le rédacteur en chef accepte de reprendre chaque soir, pendant une semaine, les papiers refusés et d’annoter les raisons de leurs évincements. Dans son étude, l’auteur dénommera le rédacteur en chef « Mr. Gates ».
La première observation de D.M White est quantitative, en eHet, il se rend compte que « Mr. Gates » doit éliminer 90% des informations qu’il reçoit par manque de place. Se pose alors la question de savoir pourquoi ces 90% furent éliminés. De ces raisons, représentées dans la Figure 2, D.M White en tire la conclusion qu’une information fortement susceptible d’être publiée à sept heures du matin, peut se voir complètement ignorée si elle arrive à midi. Un autre point relevé par le chercheur est la récurrence de termes tels que « propagande » ou « trop rouge » montrant ainsi une importante subjectivité de la part de « Mr. Gates ». Cette subjectivité est l’élément clé de l’étude, où l’on apprend notamment que « Mr. Gates » a écarté une déclaration politico-économique d’un des membres du gouvernement, car il estimait les réformes économiques actuelles comme mauvaises. Aussi, le rédacteur est décrit comme « conservateur » tant dans ses idées politiques que dans son style littéraire, écartant ainsi toutes les histoires « sensationnelles ».
A la fin de la semaine « Mr Gates » a accepté de répondre aux questions de D.M White. Dans sa quatrième question, le chercheur demande au rédacteur s’il utilise une méthode spécifique pour l’aider à choisir les informations sélectionnées. « Mr gates » répondra qu’il est soumis à un seul impératif qui est la longueur permise par le journal, autrement il tente d’inclure des informations instructives, de la morale et des avertissements. D.M
White conclut donc cette étude sur la certitude que les rédacteurs en chef, qui sont les gardiens de la « dernière porte », sont extrêmement subjectifs dans leurs constructions du journal, rendant les principaux relais d’informations tout aussi subjectifs.
Pourtant dès 1956, une étude de Walter Gieber intitulée « Across the Desk : A study of 16 Telegraph Editors »4 étudie 16 journaux américains d’information quotidienne. Il en conclut que, malgré le fait que le rédacteur en chef exprime son avis de façon presque systématique sur l’actualité qu’il traite, cela n’a « généralement aucun effet sur la sélection des informations ». Selon Gieber, les journaux sont assimilables à des relais influencés par des agences de presse.
Il est ici indispensable de préciser que les trois études vues jusqu’à présent portent uniquement sur la société nord-américaine. Or, comme l’on démontrer Daniel C. Hallin et Paolo Mancini dans « Comparing Media Systems: Three models of media and politics », les médias américains sont traditionnellement peu politisés et bien plus intéressés par l’aspect lucratif issu d’un précoce développement des journaux de masse. Inversement, les médias français furent longtemps réservés à l’élite intellectuelle ce qui provoqua une forte politisation des journalistes français, régulièrement politisés. Politisation du corps médiatique français qui perdurent aujourd’hui. De cela, il faut donc retenir qu’il est ici particulièrement question du modèle américain bien que la théorie du gatekeeping puisse être appliquée à tous nos médias.
En 1991, Pamela J. Shoemaker et Stephen D. Reese vont, dans « Mediating the message : Theories of influences on Mass Media Content »5, montrer que l’application de la gatekeeping theory aux médias et à la communication peut se faire via 5 niveaux : l’individu, les éléments routiniers, l’organisation du média, les institutions sociales et le système social. Ces 5 niveaux sont organisés en poupées russes comme le montre la Figure 3. Le but étant de classer les forces qui influencent les gatekeepers. Ainsi :
- L’individu, correspond à la question basique des goûts « ce que j’aime ou n’aime pas ». En plus de cela, l’individu est influencé par son genre, son orientation sexuelle, sa classe sociale, son éducation et ses croyances.
- Au niveau de la routine, Shoemaker et Reese
nous disent que ce sont un ensemble de règles pas toujours écrites, mais élaborées et interprétées de façon relativement stricte. Pour exemple, dans l’étude de D.M White, Mr. Gates est constamment influencé par la limite de mots que son journal peut contenir.
- L’organisation du média vient, elle, contraindre, limiter ou orienter les décisions des gatekeepers. Ainsi, un rédacteur au sein d’un média orienté vers l’extrême droite sera explicitement ou implicitement incité à traiter plus souvent les sujets d’immigration et de délinquances que les autres sujets. Autre exemple, si un journaliste de terrain, qui représente l’un des premiers gatekeepers, souhaite enquêter sur un sujet, ses supérieurs peuvent refuser par manque de fonds suffisant ou prise de risque inconsidérée.
- Les institutions sociales sortent du cadre de l’individu et de la structure médiatique. Ce niveau suggère « que les forces économiques, culturelles ainsi que le public, déterminent le contenu. L'approche du marché, par exemple, situe l'influence dans le désir des communicateurs de donner au public ce qu'il veut afin d'assurer une large audience aux produits des sponsors ; l'approche de la responsabilité sociale situe l'influence dans le désir des communicateurs de donner au public ce dont il a besoin plutôt que ce qu'il veut. »6
- Le système social, est lui un élément assez large bien que basique. Il considère que les gatekeepers sont influencés par leur environnement social. Ainsi, à titre d’exemple, on peut postuler que les médias de certains pays, certaines régions auront plus tendance à aborder des questions sociales tandis que des médias d’un autre pays aborderont des sujets économiques ou de défense en fonction de la situation sociétale actuelle.
Le gatekeeping, l’agenda setting et le Web 2.0 :
Le gatekeeping est donc la théorie qui cherche à expliquer la sélection des informations et répondre à une question que chacun peut se poser : « Pourquoi suis-je informé de tel évènement et pas d’un autre ? ». Au siècle dernier les gatekeepers de l’information étaient composé uniquement de professionnels : rédacteurs en chef, journalistes, politiques etc... Cette professionnalisation du gatekeeping peut poser question.
En effet, le caractère démocratique d’une société où l’information des masses repose sur une minorité élitiste et relativement opaque est pour le moins questionnable. Qui plus est, qui sont ces gatekeepers ? Statistiquement, de quel genre sont-ils ? De quelles ethnies ? Sont-ils du même avis politique ? Pour résumer, quelles sont leurs biais ? Nous savons que cette élite peut avoir ses défauts, comme le fait de muselerles revendications de certaines communautés, à l’instar du silence médiatique qui fit longtemps défaut au mouvement des droits civiques puis LGBT, de certaines classes sociales, mais aussi de certaines causes.
Par définition, les gatekeepers sont humains, ils sont donc influencés inconsciemment et/ou consciemment par une multitude de facteurs, vus dans l’analyse de la figure 3. Les médias, via leurs dirigeants peuvent également occulter des faits de sociétés qu’ils jugent non aptes à être divulgués. Ainsi, P.J Shoemaker nous rappelle que Thomason et LaRocque ont prouvé, en 1995, que les aHaires de viols étaient presque systématiquement eHacées des médias. Pourtant, malgré tous ses défauts et ses excès, ce gatekeeping professionnel avait l’avantage non négligeable de filtrer les informations et de diminuer drastiquement les taux de fake news partagés à grande échelle. Si le gatekeeping pré-Web 2.0 avait donc pour inconvénient de priver le citoyen lambda d’une liberté d’information totale, il avait tout de même l’avantage de protéger ce même citoyen d’informations jugées dissidentes ou erronées. Ainsi, nombre de propos complotistes, mensongers ou encore choquants pour nos sociétés tels que l’apologie du viol, du terrorisme et autres furent mis de côté.
Les années 2000 ont, elles, vu l’arrivée du Web 2.0, aussi appelé web participatif. Avec le web 2.0 une nouvelle société de l’information a vu le jour et le contrôle de l’information a glissé de mains professionnelles à l’ensemble de l’humanité. Pour Dominique Cardon, le Web 2.0 a créé un gatekeeping collectif où chacun est laissé libre de trier l’information. Si le Web 2.0 est donc certainement synonyme de liberté de l’information, il est également synonyme de la liberté de nuire. Fake news, troll, campagne électorale manipulée, la fin d’un gatekeeping informationnel, contrôlé par des professionnels, a ouvert sur le monde une vague de désinformation dangereuse, et ce, particulièrement pour les sociétés démocratiques.
Ces dites sociétés n’étaient ni prêtes, ni formées à cette déferlante. La guerre russo-ukrainienne, les élections présidentielles américaines ou encore le Covid-19 sont l’exemple le plus concret de l’omniprésence et de la dangerosité des fake news.Dangerosité parfois vitale comme l’ont démontré les nombreuses désinformations et théories complotistes concernant la récente pandémie. Nombreux sont ceux qui se font manipuler par des États, des lobbies ou des groupes d’intérêt par manque de formation et de sensibilisation aux outils du numérique.
Ainsi donc, internet, et plus particulièrement le Web participatif, qui devait dans l’esprit de ses pionniers abattre l’élite dans une démarche libertarienne, n’a en réalité qu’empirer la situation. Aujourd’hui ceux qui sont suffisamment formés et sensibilisés ont la liberté de choisir et de comprendre. Mais pour une grande majorité de la population mondiale,
les États n’ont pas eu assez de réactivité, de prévoyance ou simplement de moyens face aux menaces du Web 2.0 et ont par conséquent laissé nos démocraties et nos sociétés à la merci de nombreuses menaces tant extérieures, qu’intérieures. Aujourd’hui, il conviendrait d’appliquer la devise d’Auguste, Festina Lente. Hâtons-nous de former les citoyens d’aujourd’hui et de demain à la lutte contre la désinformation et aux rouages médiatiques, afin que chacun puisse en son âme et conscience faire son choix de façon lucide. Mais hâtons-nous prudemment, pour s’assurer de ne pas empirer la situation dans un monde qui se veut complexe.