Entre menace de guerre commerciale, velléités expansionnistes au Canada et l’apparition sur la carte du « golf d’Amérique », les premiers mois du mandat Trump ouvrent l’épineux débat des transformations des frontières du territoire américain. Entre simple provocation et réelle velléité d'expansion, la couverture médiatique du phénomène enflamme un débat épineux. La question des limites territoriales d’un Etat demeure un élément central du jeu géopolitique actuel qui appelle, en premier lieu, à une mise au clair sur la notion de frontière pour mieux analyser ses dynamiques.
Au sens littéral du terme, la frontière apparaît dans un premier temps comme une “limite internationale”, distinguant deux États et leurs attributs, leur territoire et la souveraineté qui s’exerce sur ce dernier. C’est en effet cette définition que l’on retrouve dans la sentence juridique rendue en 1989 pour l’arbitrage de la frontière maritime entre le Sénégal et la Guinée-Bissau en vertu de laquelle “Une frontière internationale est la ligne formée par la succession des points extrêmes du domaine de validité spatiale des normes juridiques d'un État”. Cependant, si on en reste à cette approche, le terme de limite internationale pourrait suffire, et ce qui distingue alors la notion de frontière de cette dernière, c’est son caractère polysémique. En effet, au-delà de ce premier sens strictement géographique et juridique, la frontière présente un certain nombre de sens différents, au premier rang desquels une signification politique. La frontière peut être vue comme une “fiction politique”, ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle n’existe pas mais qu'elle participe d'un imaginaire territorial qui a une fonction politique. La délimitation claire, établie et reconnue d’un Etat participe à son assise dans le complexe échiquier international. La question de l’état des frontières (ouvertes, fermées, militarisées, naturelles, artificielles) est donc éclairante pour rendre compte des relations entre les Etats et les groupes sociaux et ethniques qui les composent.
Par frontière “ouverte”, on entend une frontière qui favorise la libre circulation et les échanges transfrontaliers. Elle est caractérisée par une absence de barrière physique et le développement d’une coopération transfrontalière. Les flux y sont relativement libres ; qu’ils soient humains ou commerciaux, traduisant d’une certaine entente transfrontalière, la frontière ouverte est constitutive du phénomène de « village global » de McLuhan. Au contraire, une frontière “fermée” se caractérise par une forte sécurisation et une restriction des mouvements transfrontaliers. Nombreux sont les exemples de frontières fermées pour éviter les flux humains (le mur de Berlin, érigé le 13 août 1961 visait à empêcher les Allemands de l’est de fuir l’austérité communiste, une rupture civilisationnelle, un modèle qui se ferme à l’autre en emprisonnant ses citoyens). Cependant, la présence de barrières physiques (murs, barbelés et patrouilles militaires) n’exclut pas toujours un échange de biens commerciaux, nuançant la notion de fermeture, les différentes frontières représentent donc un spectre de l’espace Schengen à la DMZ surveillée par plus de 500 000 soldats entre les deux Corées. Ainsi, entre globalisation et montée de la défiance aux frontières : Comment analyser le phénomène contemporain de « frontiérisation » des Etats, entre « besoin de frontière » et intensification des flux ?
Les tendances sont multiples et beaucoup de situations restent incertaines, un appel à l’histoire des relations transfrontalières permet une prise de recul sur la situation contemporaine. Le regard historique démontre que les frontières ont été et demeurent des tracés mouvants, souvent disputés. Loin d’être figées, elles incarnent des dynamiques faites de ruptures et de continuités en lien direct avec les grands phénomènes géopolitiques contemporains.
Un premier élément de compréhension des dynamiques inter frontalières contemporaines enracinées dans la deuxième moitié du XXème siècle implique l’ouverture. Un essor spectaculaire des flux inter frontaliers transforme la conception de la notion de frontière.
Ce phénomène est marqué par un apparent triomphe progressif du modèle de la démocratie libérale, ce qui se traduit alors par une intensification croissante des échanges et de l’interdépendance entre les États. Au tournant des années 80 et 90, ce même processus va même aller jusqu’à induire une transformation des modalités de gouvernance des États. En effet, dans le cadre du “consensus de Washington”, on assiste à une certaine forme de retrait des États qui restreignent leur sphère d’intervention dans une perspective de déréglementation et de régulation par les marchés uniquement. De ce fait, ces mêmes États vont alors être amenés à transférer une partie de leurs prérogatives à des organisations régionales ou internationales, telles que le FMI ou encore l’OMC, porteuses de cette dynamique de décloisonnement et de libéralisation des échanges.
Dès lors, ces différents phénomènes vont inévitablement conduire à un remodelage considérable des frontières étatiques et des fonctions qui leur sont attribuées. En effet, d’obstacles répulsifs auparavant, ces dernières vont alors devenir des interfaces polarisantes. La première manifestation de cette transformation de la notion de frontière s’exprime au travers de l’émergence d’une coopération de plus en importante entre États et d’un essor des flux transnationaux en lien avec des processus de régionalisation. En effet, sur tous les continents à travers le monde se mettent en place des organisations régionales, qui prennent des formes différentes (libre-échange, marché commun, union douanière…), visant à augmenter et libéraliser les échanges. C’est le cas par exemple de l’ALENA, un accord de libre-échange entre les États Nord Américains conclu en 1992, du MERCOSUR pour l’Amérique du Sud ou encore de l’ASEAN en Asie du Sud-Est. Mais cette forme de dilution, d’ouverture des frontières en lien avec un processus d’intégration régional ne saurait être que celle proposée par la construction européenne. En effet, d’une coopération d’abord uniquement économique on aboutit en définitive à la création d’une organisation supranationale et la mise en place d’un espace de libre-circulation des flux de toutes nature sans aucun contrôle aux frontières, en la personne de l’espace Schengen (1985).
En lien avec cela, on constate également un intérêt croissant porté à la dimension économique des frontières, au détriment justement de la fonction sécuritaire de ces dernières. La conception de la “frontière-ligne” s’efface en effet au profit de celle de la “frontière-zone". Cette zone est perçue comme une ressource, avec l’idée de la possibilité d’en tirer “une rente frontalière”. Dès lors, on assiste dans cette perspective non seulement à un allongement et un épaississement des lignes frontalières mais également l’apparition de zones transfrontalières de plus en plus grandes. C’est notamment le cas de la grande région Sarre-Lor-Lux au cœur de l’Europe, du triangle SIJORI entre la Malaisie, l’Indonésie et Singapour ou encore de la région frontalière entre le Mexique et les États-Unis.
Cependant, il semble qu’aujourd’hui le modèle d’une frontière hermétique s’impose de plus en plus sur la scène internationale. La frontière attire de plus en plus, vue comme un filet de sécurité pour certains ou comme une véritable rupture civilisationnelle pour d’autres.
Au regard des événements récents, on ne saurait pour autant dresser un autre constat que celui de la fermeture progressive des frontières transnationales. “Les gens veulent voir des frontières”, déclarait Donald Trump au lendemain du référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne de 2016. Selon Manuel Valls, l’élection du milliardaire aurait révélé le “besoin de frontières” qui prend de l’importance dans le monde contemporain. Ce besoin de frontières s’inscrit dans une tendance bien particulière, en effet, si le « sans-frontiérisme » a pris le dessus après la Seconde Guerre mondiale, le XXIème siècle est traversé de phénomènes contradictoires qui amènent à un cloisonnement des États derrière les frontières
Selon le politologue français Bruno Tertrais, depuis le début du siècle, trois nouvelles tendances favorisé un durcissement des frontières : le renouveau de l’impérialisme, la croissance de la menace djihadiste ainsi que le retour du souverainisme.
Les deux géants Russes et Chinois sont les exemples les plus évidents du renouveau de l’impérialisme aux frontières. La Chine agit essentiellement en mer de Chine du Sud ou elle « sonde » régulièrement le Japon en pénétrant dans l'espace contesté des îles Senkaku, voire dans leurs eaux territoriales. Pour ce qui est de la Russie, sa politique expansionniste mène à contester les frontières « arbitraires » d'Etats tels que l'Ukraine et le Kazakhstan. Au regard du conflit en cours depuis 2014 dans le Dombass, accéléré en 2022 par l’invasion russe du territoire ukrainien, aux yeux du Kremlin, les frontières comptent beaucoup moins que les peuples eux-mêmes.
Au-delà des Etats, la remise en cause des frontières est revendiquée par des acteurs multiples, traduisant la complexité du phénomène. Le djihadisme en temps que dynamique de radicalisation mondiale (aussi bien implantée en Europe qu’au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne) représente un second facteur de déstabilisation. Des acteurs comme le chef de l'État islamique Abou Bakr al-Baghdadi, personnage de premier plan dans la diffusion de l'islam radical, est décrit par ses adorateurs comme le « briseur de frontières ». Leur idéologie repose en grande partie sur la négation pure et simple de certaines frontières, en témoigne la remise en cause de la limite transfrontalière entre la Syrie et l'Irak.
La troisième tendance marque un paradoxe et va dans le sens inverse. Les 30 années de mondialisation antérieures à ce constat ont favorisé l’ouverture des frontières et des cultures en allant jusqu’à former un “village global” Marshall McLuhan. Cependant, après ce temps de globalisation, on assiste depuis quelque temps à un véritable contrecoup caractérisé par plusieurs phénomènes : celui de la “barriérisation” ou encore “l’épidémie de murs” (États-Unis/Mexique, Inde/Bangladesh, péninsule arabique) comme l’a nommé Emilien Bernard. Ce retour en arrière de la mondialisation peut être attribué au développement de trafics et de migrations mais avant tout à la pandémie de COVID-19 qui a largement remis en question le “sans-frontiérisme”
Pour compléter ce constat, il faut cependant insister sur la diversification des frontières traitées. En effet, si les frontières territoriales matérielles et terrestres sont les plus répandues, la notion de frontière est polysémique et se matérialise via diverses formes parmi lesquelles les frontières maritimes. En effet, la haute mer, bien commun partagé, ne représente plus que 64% des océans confirmant le verrouillage des limites étatiques en mer ainsi que l’importance des espaces maritimes nationaux. Ces zones frontalières maritimes ne sont, pour pas moins des deux tiers, soit environ 300, pas encore délimitées. Ainsi, elles représentent des défis futurs pour les institutions politiques et militaires. Ces territoires sont de plus en plus prisés du fait des nombreuses ressources (naturelles, technologiques) qu'appartiennent les territoires marins.
La notion de frontière est donc constamment en construction et en évolution, en témoigne l’apparition des frontières dans le cyberespace, bien qu’il ne corresponde pas à la définition classique d’un espace géographique et encore moins à celle d’un territoire, il est lui aussi sujet à cette « frontiérisation ». Les acteurs étatiques cherchent, dans le cyberespace, à modeler les représentations en se battant pour se l’approprier, le contrôler ou en défendre l’indépendance, comme ils le feraient pour un territoire terrestre. Les récentes controverses concernant le « tik tok ban » aux Etats-Unis ou l’imposition par le PCC de son moteur de recherche 100% made in RPC, Baidu, témoignent de cette « nationalisation » du cyberespace.
Ce cloisonnement des Etats à dès lors pour effet de générer inégalités, violences et conflits. Selon Cristina del Biaggio et Camille Nous, les conséquences de la tentative de fermeture des frontières prennent en effet quatre formes différentes: un déplacement des flux migratoires pour contourner murs et frontières physiques, la création de campements informels aux abords des frontières qui constituent des zones tampons et de transit pour les migrants, l'allongement des parcours migratoires (parfois de plusieurs années), et enfin, l'augmentation de la violence et de la mortalité qui en résulte (souffrance, mutilation des corps) comme à Calais ou encore dans les Balkans.
A ces quatre grandes caractéristiques émergeant de la fermeture des frontières, d’autres conséquences, moins généralistes dans leur approche peuvent être observées. Par exemple, la question des inégalités face à ce verrouillage des frontières est étudiée par Anne-Laure Amilhat Szary avec ce qu’elle appelle le « Continuum de mobilité ». Il s’agit d’un spectre aux extrémités duquel sont fixées deux catégories. Premièrement, les “hypermobiles”, des privilégiés pour qui la fermeture des frontières n’est pas un obstacle conséquent du fait d’un capital particulier (économique la plupart du temps mais il peut aussi être institutionnel ou culturel). Dans un second temps, d’autres sont frappés de plein fouet par le retour des frontières plus fermées, « les immobilisés » considérés comme des “voyageurs à risque”.
Bien qu’elle soit bel et bien observable, le phénomène de « frontiérisation » doit être nuancé au regard des évolutions contemporaines. En effet, en dépit des efforts pour cloisonner les pays via les frontières, les mouvements migratoires illégaux ne tarissent pas, mais n'augmentent pas non plus de manière exponentielle, avec une moyenne stable à 3% de la population mondiale sur les dernières années. Une statistique qui démontre que les efforts d’entrave à l’immigration illégale la rendent plus difficile, plus dangereuse et plus couteuse pour les réfugiés concernés mais pas moins nécessaire ou impossible. Si les flux humains sont stables, les flux de marchandises remettent complètement en question le désir commun de frontière. Le commerce international représente un élément incontournable dans les relations transfrontalières, en témoigne la tentative par Donald Trump lors de son premier mandat d’augmenter le dispositif sécuritaire sur la frontière d’El Paso entre le Texas et le Mexique. Bien que la population de l’Etat soit largement convaincue par la cause républicaine et hostile à l’immigration mexicaine, la maison blanche a fait face à une opposition de masse du fait de l’importance capitale des enjeux économiques sur place. La chambre de commerce des Etats-Unis à du remettre en question la décision face aux revendications locales. Bien que la question des frontières reste sujette à des modifications motivées par un but politique ou idéologique, ces limites symboliques restent déterminées par des enjeux économiques, migratoires ou encore sanitaires.
En définitive, il semble donc bien, en dépit d’une tendance à pencher plus ou moins vers l’un ou l’autre, que les dynamiques d’évolution contemporaines des frontières étatiques soient en réalité marquées par une concomitance des deux phénomènes d’ouverture et de fermeture, en lien avec les fonctions dévolues à ces dernières, ce qui les rend par ailleurs irremplaçables. De là, la mise en scène du contrôle de la ligne de frontière à laquelle on assiste dans le contexte actuel ne doit donc pas masquer que la signification attribuée à la frontière fait toujours l'objet de controverses dans nos systèmes politiques.
Bibliographie
- Ouvrage collectif sous la direction d’Anne-Laure AMILHAT SZARY et Grégory HAMEZ. 2020. Frontières. Horizon, Armand Colin
- TERTRAIS Bruno. “Les frontières, baromètres des relations internationales”, Sciences Humaines, n°325 (Mai 2020)
- DAVID Olivier (2023). Les États gardent-ils leurs frontières à l’heure de la mondialisation ?, Collège Stanislas Paris
- SUISSA Jean-Luc (2024). Les États et leurs frontières : puissance et souveraineté dans la mondialisation, Collège Stanislas Paris
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