I) Une situation de crise éclair
Le mercredi 3 décembre, à 22h24, dans une allocution surprise, le président conservateur Yoon Suk-yeol annonce une décision inédite : “Pour protéger la Corée du Sud libérale des menaces posées par les forces communistes nord-coréennes et éliminer les éléments anti-étatiques, (…) je déclare la loi martiale d’urgence.” Cette mesure exceptionnelle est mise en place sans aucune concertation avec son parti ou les députés, et repose sur une argumentation fragile. La loi martiale, régime d’exception, transfère aux forces armées la responsabilité du maintien de l’ordre public, habituellement dévolue aux autorités civiles comme la police. Ce type de disposition est généralement appliqué en réponse à des crises majeures, lorsque les institutions civiles ne sont plus en mesure d’assurer la sécurité et l’ordre. Dans son discours, le président a déclaré : “Notre Assemblée nationale est devenue un refuge de criminels, un repaire de dictature législative qui cherche à paralyser les systèmes administratif et judiciaire et à renverser notre ordre démocratique libéral.” L’ennemi désigné ? Le principal parti d’opposition, le Parti démocrate, et son chef, Lee Jae Myung, qui détiennent la majorité au parlement. Cette décision intervient après que l’opposition a rejeté le projet de budget pour l’année à venir, lui préférant, la semaine précédente, un programme considérablement réduit. Le président accuse alors le Parti démocrate de saboter l’État en supprimant “tous les budgets essentiels aux fonctions premières de la nation, (…) transformant le pays en un paradis de la drogue et en un lieu de chaos pour la sécurité publique.”
II) Une réaction sans précédent
L’annonce de la loi martiale a suscité une réponse immédiate de l’opposition. Lee Jae Myung, leader du Parti démocrate, a dénoncé ce qu’il qualifie de « coup d’État institutionnel » dans une allocution diffusée en direct sur les réseaux sociaux. Selon lui, cette décision vise à neutraliser le Parlement et à instaurer un régime autoritaire. Dans la même nuit, l’Assemblée nationale s’est réunie en urgence, rassemblant 190 députés, dont 18 issus du parti présidentiel Pouvoir au Peuple. Ensemble, ils ont adopté à l’unanimité une motion exigeant la levée immédiate de la loi martiale, saluée comme un acte de défense démocratique. Parallèlement, une mobilisation populaire d’une ampleur inédite s’est déclenchée. À Séoul et dans les principales villes du pays, des dizaines de milliers de citoyens ont manifesté contre cette décision présidentielle. Syndicats, intellectuels et leaders religieux ont appelé à une désobéissance civile pacifique, témoignant d’un attachement profond aux valeurs de liberté et de justice. Cette situation rappelle la mobilisation citoyenne observée en 2016 lors du scandale de corruption impliquant la présidente Park Geun-hye. Des millions de Sud-Coréens avaient manifesté pacifiquement pour demander sa destitution, illustrant la force civile.
III) Yoon Suk-yeol : un homme dangereux ?
« Le tyran est un homme qui place sa propre volonté au-dessus des lois. » Cette réflexion de Montesquieu, dans De l’esprit des lois, offre une grille d’analyse de la figure controversée de Yoon Suk-yeol, élu président en 2022. Ancien procureur général, il s’est illustré par sa lutte acharnée contre la corruption, poursuivant des responsables politiques de tous bords. Cette rigueur lui a valu une réputation d’homme intègre et déterminé à défendre l’État de droit. Cependant, ses méthodes et son tempérament divisent. D’une part, ses opposants le qualifient d’autoritaire et d’imprévisible, des traits mis en lumière par sa décision de déclarer la loi martiale sans consulter le Parlement. D’autre part, pour ses partisans, Yoon Suk-yeol incarne un dirigeant fort, capable de protéger la nation contre les menaces internes et externes. Cette initiative est perçue comme une tentative de concentrer le pouvoir entre ses mains, renforçant les craintes d’une dérive autoritaire. Cette crise politique pourrait bien marquer son mandat : sera-t-il vu comme le garant de la sécurité nationale ou celui qui aura affaibli durablement les institutions démocratiques ?
IV) Le dilemme d’une Corée réellement démocratique
« La liberté commence là où l’ignorance finit. » Cette pensée de Victor Hugo éclaire la crise actuelle, où la démocratie sud-coréenne est mise à rude épreuve. La situation révèle un défi majeur : préserver les institutions démocratiques tout en gérant une polarisation politique exacerbée. Depuis la chute de la dictature militaire dans les années 1980, la Corée du Sud a accompli des progrès significatifs en matière de gouvernance démocratique. Cependant, des failles subsistent, notamment la concentration excessive des pouvoirs présidentiels, illustrée par l’instauration de la loi martiale par Yoon Suk-yeol. L’opposition accuse le président de contourner l’État de droit et d’affaiblir la séparation des pouvoirs. Mais cette crise reflète aussi une dynamique plus large : l’affrontement entre un Parlement majoritairement opposé et une présidence inflexible. Cette confrontation paralyse les institutions et érode la confiance des citoyens. Une situation qui n’est pas propre à la Corée, mais révélatrice d’une crise sociétale plus profonde. À l’instar des tensions politiques aux États-Unis, notamment lors de l’assaut du Capitole en janvier 2021, ce parallèle met en lumière les risques de polarisation politique extrême et la fragilité des institutions démocratiques face aux divisions internes. Une question fondamentale se pose alors : une organisation politique sans consensus mène-t-elle inévitablement à des dérives autoritaires ?